Quelques instants de chaleur humaine
- ericfritschrenard
- 14 févr. 2024
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 16 mai 2024

Image : une devanture parisienne (photo personnelle)
Accompagnement musical : « a perfect day Elise », PJ Harvey
Certaines anecdotes réelles : merci à ma femme
C'est dur, c'est chaud, c'est désagréable mais je ne bouge pas. Il fait tiédasse autour ; le genre de chaleur d'un café trop longtemps oublié sur le coin d'une table. Il ne pleut pas, c'est déjà ça. Je m'endors.
Ce matin j'ai regardé au loin depuis mon habitation à loyer modéré (mais moins modéré que mes revenus). Je peux regarder très loin. On domine la ville depuis ce plongeoir à suicidés. Ils ont compris le truc les dépressifs au bout du rouleau, les marginaux sentimentaux, les intermittents sociaux. Ils sonnent au hasard ; quelqu'un finit par ouvrir (ça doit être le facteur, le livreur de pizza, le témoin de Jéhovah, ou un gars de plus qui est sa fonction avant d'être un gars. Anonyme). Ils grimpent à l'étage de leur numéro fétiche (histoire de gagner un gros lot au moins une fois). Ils s'engagent dans la coursive (c'est chouette les coursives ouvertes, et très pratique pour plonger). Ils finissent par sauter. Je n'en ai jamais vu. Je ne sais pas si ils hésitent ou si ils font cul-sec (il faut que j'arrête de boire). Ce demeuré de Luc, au dixième étage, en a filmé un pour faire un « live » sur son réseau social décérébré. Je l'aurais bien poussé, le Luc, pour qu'il filme au plus près la chute (ça aurait été Camusant ... je me fais rire, qu'est ce que je suis drôle et intelligent). Mais je devais être avachi dans mon canapé, je n'en ai jamais vu un sauter.
Je ne peux pas bouger. J'ai mal au nez, écrasé sur le sol, dur. Mes pieds, mes jambes sont entravées. Je respire, je crois. Par contre je vois mal. Ou pas du tout. J'avais les yeux fermés. Je les ouvre un peu. Je vois mal. Je les referme. C'est cotonneux, je m'endors.
J'ai été viré du supermarché où je travaillais depuis trois ans. Pas franchement une vocation. Alimentaire en surface (qu'est ce que je me fais rire). C'était il y a six mois. Les mises en rayon, ça m'amusait. Je me chantonnais la musique d'unjeu vidéo, et à chaque rayon terminé, je hurlais (intérieurement) « gagné ! Joue encore ! ». Le problème c'est que j'ai l'âme vagabonde (mais le corps aussi aventureux qu'un pylône électrique très basse tension), alors je cafouillais régulièrement les rangements. Intervertir Bourgogne grand cru avec piquette industrielle, ça a fait rire une fois ; mais le périssable en dehors des zones réfrigérées et les bouteilles d'eau dans les congélateurs, ça a atteint les limites humoristiques du gérant. J'ai été viré, je suis parti en courant avec une bouteille de whisky bien tourbé. Après, j'ai tenté les livraisons à domicile en vélo. Il est vieux et un peu lourd mon vélo. Il prend de la place dans mon salon (heureusement qu'il rentre dans l'ascenseur de l'immeuble). J'ai retrouvé une certaine forme physique à force de cracher mes poumons. Par contre ça ne m'a pas épanoui pour ce qui concerne l'amour de l'humanité. Il pleuvait, il était tard, j'avais passé la journée à faire les quatre coins de la ville (qui en compte beaucoup plus que quatre), et la montée entre le fournisseur de burgers anémiques et le dernier client était très raide. Courte mais raide (comme dirait ma copine imaginaire. Qu'est ce que je me fais rire). Très courte, à peine cent mètres. J'ai voulu qu'il m'explique pourquoi il se faisait livrer. En caleçon et t-shirt, il a du me dire d'aller me faire voir. Il a mangé son burger plus vite que prévu. La plateforme de livraison ne me donne plus de boulot depuis cette explication sur la pertinence de la logistique en circuit très court.
J'ai du perdre connaissance. Il y a un homme en noir qui tourne autour de moi. Il téléphone, je crois. Il a l'air calme et déterminé. Je ne l'entends pas bien et je vois toujours aussi mal. Avant de me rendormir, j'aperçois au loin approcher une voiture bleu pétant. Bleu vif. Ça se dit bleu vif ? J'ai la tête qui tourne. Je Titanic.
J'ai appris hier que madame Bénard est morte. Elle devait vivre au sixième étage (j'ai un mauvais sens de l'orientation). Elle a deux enfants que personne n'a jamais vu. Elle fait ses courses toute seule. Ce n'est pas un exploit, elle n'est pas si vieille. Je lui donnais soixante ans passés, j'ai entendu à travers la porte de mon appartement qu'elle en avait cinquante trois. Elle est morte d'une longue maladie (la longueur c'est quand même très relatif selon l'âge). J'ai du la voir une fois en dix ans, sans que je sois certain que ce soit elle. Je projette un visage sur le souvenir de quelqu'un croisé dans l'ascenseur joliment décoré de faïences (l'ascenseur pas la personne). Ça rend sa mort plus concrète de lui donner un visage. Drôle de souvenir cette rencontre dans l'ascenseur. Je devais avoir le regard glauque ou lubrique, la dame m'a dit que son mari l'attendait. Je n'avais rien dit, ni fait (mon côté pylône électrique). Mais ce ne devait pas être madame Bénard ; madame Bénard vivait seule. Je ne sais pas qui est madame Bénard. Je ne sais pas qui est la femme croisée dans l'ascenseur. On a retrouvé le corps de madame Bénard dans son appartement un an et demi après son décès. Son silence n'avait inquiété personne. Ni ses enfants, ni ses amis (quels amis ?), ni son bailleur. Il devait y avoir des tonnes de courriers dans sa boîte aux lettres. Ça tenait encore dedans ? Ça ne débordait pas ? C'est ça qui m'a le plus turlupiné. A travers la porte de mon appartement (à moins que ce ne soit le mur gauche), j'ai entendu que son corps ne sentait rien à cause du traitement qu'elle prenait ; que c'est pour ça qu'on n'avait rien senti, que sinon on se serait inquiété comme pour les pigeons morts de l'an dernier. Ça ne m'avait pas effleuré cette histoire d'odeur.
Ils sont quatre autour de moi. Deux hommes et deux femmes. Les deux femmes parlent une langue inconnue et chantante. J'essaie de m'appuyer sur mes avant-bras. Ils me parlent. Restez tranquille me disent ils. La voiture bleue me protège. Des voitures nous contournent.
J'ai une copine imaginaire. Celle qui se moque. Je ne suis pas encore assez schizophrène pour croire que j'ai une copine imaginaire. C'est pour fixer les idées (ça bouge trop les idées parfois, surtout quand elles sont très tourbées). Je n'ai jamais été capable de me faire aimer. D'aimer pour tout dire. Ce n'est même pas une question de cul (ça j'ai laissé tomber), juste une question d'amitié. Je n'ai pas plus d'amis donc (ceux à qui on confie ses secrets, même quand on n'est pas bourré). Je pourrais accuser l'exiguïté de mon appartement avec vue sur le vélo et le nouveau quartier hors de prix qui donne déjà des signes de sénilité architecturale. Ce pauvre appartement, n'y est pour rien. Il est un peu sombre a priori plutôt bien agencé. La lumière y pénètre largement quand le soleil se montre. Je peux aller fumer sur la coursive (mais je ne fume pas). Je n'y rencontre jamais personne sur cette coursive, une question de fuseau horaire sans doute. Une femme a dormi avec moi, dans cet appartement, une nuit. C'était il y a quatre ans. On a dormi, elle ne savait pas où aller. J'ai regardé ses tatouages floraux. Elle avait une grosse fleur rouge qui mangeait son épaule. Hypnotique. Je me suis dit que ce serait bien un jardin. Si ça ne demandait pas de travail. On s'est frôlé au milieu de la nuit. Ça m'a fait bondir hors du lit. Comment on fait (si j'avais eu envie de faire, et elle aussi) ? J'ai oublié (si j'ai jamais su). Elle est repartie après une cigarette sur la coursive, son casque punk sur les oreilles. Elle m'a dit « merci ». J'ai dit « de rien ». Je ne sais pas si ça me manque la peau. J'imagine de moins en moins des copines imaginaires.
J'ai du me pisser dessus. C'est humide et chaud. Ils parlent de PLS, me disent de ne pas bouger. Un des gars est paniqué « comment on fait une PLS quand le blessé est sur le ventre ? ». Je suis blessé. Mes jambes ne sont plus bloquées. Je finis par m'assoir avec difficulté. C'est flou. Je suis au milieu de la rue. Entouré. Ils me touchent, me rassurent.
Mes voisins de droite, je ne les connais pas. Par contre je connais tous les paroxysmes de leur vie. Une alternance aléatoire d'orgasmes et de torgnoles. Je ne connais pas leurs prénoms, sauf à ce qu'ils se prénomment salope et connard ou bien salope et mon gros coquin (le type manque de diversité lexicale). Bruyant et affligeant. Je ne sais pas qui tape qui, même si j'en ai une idée statistique. Je n'ai jamais rien fait pour que ça s'arrête (rien de franc et courageux en tout cas). La violence me paralyse. Ça remonte à loin, les cris, la colère, la violence, ça me fait comme le vertige. Mes jambes se dérobent. Mon esprit se vide et tournicote sur lui même comme un derviche. J'esquisse un geste pour aller frapper à leur porte ou appeler la police, et puis j'aquoibonise en flageolant. Une heure après, ils vont enchaîner avec des cris de bêtes en rut, des lignes de texte d'acteurs porno qui me mettront tout aussi mal à l'aise. Je ne sais pas si la douceur fait partie de leur vocabulaire, de leur éducation ou de leur génétique. Je mets de la musique pour couvrir leurs bruits. Des notes énervées qui vont me valoir de grands coups de tatanes de la part de l'autre voisin. Alors tout le monde s'énerve, crie, s'invective, sans même aller sur la coursive. On s'entend bien à travers les murs à défaut de s'entendre tout court. Je fais des tests depuis un mois. Le disco ça arrête les gifles et les coups. Le punk rock ça leur coupe la libido. Les voisins me détestent (je crois). Je me dis que je lui évite quelques passages à l'hôpital à la petite brune (je l'ai vue une fois, à moins que ce soit ce crétin de Luc, youtubeur à deux balles, qui m'en a parlé après sa tentative de filmer les ébats du couple). Je n'ai pas de voisins, juste des idées de voisins, des abstractions sociologiques.
Le réseau de transport urbain a envoyé quelqu'un. On gêne. Il est arrivé avant les pompiers. Ils arrivent. On me l'a dit. Je veux me lever. Ils essaient de m'empêcher. Ils ont peur pour moi. Je me suis levé quand même. Ça tourne. Ils sont deux à m'adosser au mur, à me parler, m'apaiser.
Je suis parti à vélo ce matin. J'ai cogné un peu la cage d'ascenseur (l'intérieur, c'est la cage ?). J'ai fait peur à une vieille dame arrivé en bas. On ne s'est pas dit bonjour. J'avais fini la bouteille de whisky tourbé au petit déjeuner. La tartine beurrée avec confiture d'abricot, ça fonctionne mieux que celle avec la fraise pour tremper dans la boisson des îles écossaises. Pas très diététique malgré tout. Je titube un peu. Un cocktail d'alcool, de fatigue et de déprime. Je devais aller à une réunion de famille de l'autre côté de la ville, le long du canal. Cela faisait des années que je ne les avais pas vu. Ce n'est pas qu'on soit en conflit, on n'a simplement rien à se dire. Je n'ai rien à leur dire. Par habitude. J'ai pédalé lentement. Il y avait par moment de la buée sur mes lunettes. J'avais chaud. Un peu essoufflé. A un carrefour, je me suis arrêté. Je n'arrivais plus à redémarrer.J'ai fait demi-tour. A quoi bon. La roue de mon vélo a du déraper sur la bordure du trottoir. Je me suis étalé de tout mon long. Mes lunettes ont volé. Mes pieds se sont emberlificoté dans le vélo. J'ai perdu connaissance.Lorsque je suis vraiment revenu à moi, j'étais adossé à un mur, mon vélo était debout à ma droite. Un monsieur me disait que mes lunettes étaient cassées et qu'il les donnait aux pompiers. Ils venaient d'arriver. Le gyrophare bleu accrochait ma conscience chancelante. Ils étaient sept autour de moi, à se préoccuper de moi, à me parler. C'était encore un peu flou pour moi, mais il faisait chaud.
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