Eschatologie du pain sans gluten
- ericfritschrenard
- 10 févr. 2024
- 5 min de lecture

— Il reste quoi de mémé dans sa tombe ?
Le lutin du genre fille, en habit de sortie de messe, qui a prononcé ces mots, je le toisais de ma hauteur d'adulte. Une hauteur accentuée par la légère pente de la rue commerçante.
Mes poumons se gonflaient d'un air ensoleillé d'une fin d'hiver qui s'incruste ou d'un printemps souffrant d'un syndrome carabiné de l'imposteur.
De nos jours, la hype c'est de faire la queue devant la nouvelle boulangerie à la mode (avec le passage préalable du boulanger dans une émission où le bruit du croustillant est le zéphyr qui fait basculer côté gloire ou côté oubli).
Quatre personnes attendaient avant moi. Lorsque j'avais l'âge du lutin, ça m'aurait valu à peine deux minutes d'attente. « Tu veux quoi mon petit » « une baguette bien cuite » « quatre-vingt-dix centimes » « à qui le tour ? ».
Mais le pain a repris du poil du levain. Maintenant, deux minutes, c'est le temps minimal nécessaire pour décrypter la variété des formes, des céréales, des garnitures et des précautions allergiques ou diététiques. C'est seulement après qu'un choix peut être fait. Pour singer la phrase d'un film romantique, la boulangerie est ce lieu moderne où l'être humain peut en quelques secondes faire de multiples choix qui lui donnent l'impression de maîtriser le monde.
Une boule, seigle, canneberge, sans gluten.
— Tranché ?
— Oui ! (Expiré extatique)
La famille s'est placée derrière moi à la Sainte-Anne de Da Vinci.
La mère, centrale, était ancrée dans le sol avec ses ballerines, sa jupe et son Loden. Elle avait ce regard de l'ordre du divin, perdu et pourtant à l'affût du moindre mouvement de sa marmaille. Bouddhique.
À son bras gauche trônait le denier né, une publicité babillante pour la copulation procréatrice. Joues roses, œil vif, sourire ravi, main faisant des coucous de reine d'Angleterre.
— Je ne sais pas ce qu'il reste de mémé. Cela dépend beaucoup du taux d'acidité de la terre.
La mère avait un ton calme et pourtant si naturel. Ça a mis mes cellules grises en éveil.
Les deux aînés s'étaient collés à la mère, rangés dans l'ordre décroissant de taille.
Le garçon au plus près. Il avait un regard étonné derrière ses lunettes. Ses mains étaient cachées dans des gants bleu nuit. Son cou était entouré d'une écharpe à motif d'oiseaux blancs. Sa sœur se blottissait contre son dos. Elle était vêtue de rose. Elle mâchouillait son pouce. Ses cheveux étaient tenus par un serre-tête en guirlande dorée de Noël.
— Comment on peut savoir s'il reste des morceaux de mémé ?
— Il faut attendre que pépé meure. Nous ouvrirons la tombe à ce moment.
Précisons que le lutin devait avoir six ans, et que le ton de sa mère restait impeccablement chaud comme une chemise fraichement repassée.
Les deux aînés se sont approchés de la vitrine. Ils ont fait un signe de croix et une prière en direction de la boulangerie.
Je faisais donc la queue devant une de ces boulangeries de connivence sociale. On y croise des amis, des connaissances, des édiles du coin. On y vient parce que le repas accompagné de ce pain sera un achèvement.
J'y étais encore un intrus. Je n'en comprenais pas les codes. Je ne savais pas ce que j'allais demander.
Le lieu était brut. Du bois sombre, des poignées dorées. Des pains bien cuits, visuellement craquants, avec des traces de farine. Le nom des produits s'étalait d'une écriture blanche sur des ardoises noires. Deux vendeuses s'affairaient. Plus loin, on devinait un homme dans son costume d'alchimiste transmutant la farine en pain.
Le lutin regardait sa mère entre respect et circonspection.
— Tu me prêtes ton téléphone, maman, s'il te plaît ?
Le lutin était haut comme trois pommes (des grosses). Une barrette tenait ses cheveux mi-longs bien ronds autour de son visage décidé. Son manteau était gris, barré par la bandoulière de son sac à main beige.
Le lutin avait le téléphone portable, de la taille de son visage, plaqué sur l'oreille. Ça rendait la scène incongrue. Ça fait toujours fondre un bout de chou qui fait la grande. Le lutin était en ligne avec sa marraine, mais il n'était pas question de sucres d'orge. La discussion tournait autour de la décomposition de la grand-mère.
La mère a esquissé un rictus d'inquiétude vite effacé par le cri du divin enfant qui lestait son bras.
Je le comprenais ce lutin, tout en me demandant ce que je pourrais bien prendre comme pain (j'imaginais un « un bête pain » et m'enfuir sous les quolibets de la famille). Avec une bonne trentaine d'années de plus que lui, lors de l'enterrement d'un oncle, je m'étais trouvé face à cette question de la décomposition des défunts.
Mon frère m'avait parlé de cercueils effondrés, de réductibilité des corps, et que ça pouvait passer dans le caveau avec un de plus. Mon frère s'occupe toujours de ce genre de chose. J'ai l'âge mental du lutin pour faire face à la réalité. Mais contrairement à lui, j'ai toujours privilégié l'esquive quand le réel m'emplafonne. Lui, il la voulait son explication. Il ne lâcherait rien comme on dit depuis que l'humanité semble s'être transformée en un immense chenil à pit-bulls.
Dans la tombe, on a donc des corps réductibles. Un plus petit commun dénominateur humain, nos restes. Poussière et tu retourneras poussière. Ça m'a hanté un peu. Et puis la vie d'adulte a suivi son cours.
Nous nous sommes retrouvés en même temps dans la boulangerie, la famille et moi. Un silence cotonneux y régnait, zébré par le pas frotté des vendeuses, le bip du terminal de paiement, la voix vorace de la trancheuse à pain, les demandes précises de la mère de famille.
Elle a demandé cérémonieusement son pain sans gluten. La serveuse est revenue avec trois baguettes, un grand sourire aux lèvres ; ce sourire qui voulait dire « vous êtes du cercle, je sais qui vous êtes, nous savons ce qu'est ce pain ».
Le lutin s'était mis de côté et chuchotait avec sa tante. Il répétait avec lenteur pour bien comprendre que les corps se décomposaient de moins en moins vite depuis quelques décennies (« Quand maman n'était pas née déjà ? »). Les chercheurs qui voulaient bien s'intéresser au sujet se perdaient en hypothèses plus ou moins vérifiées ou vérifiables.
La frimousse du lutin était de plus en plus absorbée. Il ânonnait avec ses mots que les pesticides et les antibiotiques dont nous étions imbibés provoquaient le décès des bestioles censées nous dévorer outre-tombe. Que c'était aussi la montée en qualité des cercueils qui les rendaient trop étanches, privant les bactéries et autres vers de leurs sources de nourritures cadavériques. Avec tout ça, les corps s'entassaient depuis quelques dizaines d'années. Les pompes funèbres poussaient bien à la crémation, mais ça ne semblait pas suffire.
— Nous sommes vraiment très nombreux sur terre, disait le lutin.
— Oui, ma chérie, avait répondu la marraine. Elle avait continué plus bas.
Les deux aînés poursuivaient sur leur lancée de sortie de messe. Ils psalmodiaient des « ceci est mon corps » en prenant les baguettes que leur mère leur tendait. Ils avaient l'air pénétrés en disant cela. Bien au-delà d'un simple jeu de gamins habitués au catéchisme.
La mère a payé en essayant de calmer leurs ardeurs religieuses, de surveiller le lutin du coin de l'œil, de sortir sa carte bleue rétive et de moucher le dernier-né jovial. Avec une imperceptible tension croissante.
— Tu aurais pu me le dire, maman ; tu m'as déjà fait passer pour une nouille avec le père Noël.
Le lutin avait l'œil noir. Il s'était approché de sa mère après avoir raccroché.
Cette dernière avait compris. Marraine la fée pénible avait encore parlé trop tôt. Elle était une habituée. Elle l'avait déjà fait avec les aînés.
Je restais, perplexe, sans comprendre (et toujours sans choix de pain ; avec la sensation stomacale que je finirais par avoir faim sans savoir ce que deviendrait mon corps après la mort).
La mère a distribué des quignons aux enfants avec déférence.
— Soyez sage et nous finirons mémé à la maison.
La chute est géniale ! Elle m'a bien fait rire. 😂